LE TRAVAIL DE DEUIL

Chez la personne
déficiente visuelle



  • Le deuil normal
          Dénégation
          Dépression
          Réaction
  • Le deuil pathologique
  • L'attitude aidante adaptée
          Durant la dénégation
          Durant la dépression
          Durant la réaction
  • Les réactions post-traumatiques
          L'attitude aidante adaptée
  • Pour en savoir plus


  • Le deuil normal

    Il ne s'agit pas de psychologiser toute démarche rééducative, ni d'apprécier les changements mis en oeuvre par une personne déficiente visuelle sous cet angle unique, pas plus que de considérer les variations inter-individuelles de comportement, comme étant une donnée irrationnelle négligeable. Dans ce dernier cas bien souvent le qualificatif de "psychologique" est employé pour masquer une incompréhension prudente, ou pour le moins signifier le point où s'arrêtent nos explications logiques. Or, placée à côté des autres critères d'analyse et d'évaluation, la dimension psychologique du déficient visuel est un élément indispensable à prendre en compte, tant par les professionnels de la rééducation, que par l'entourage socio-familial, pour comprendre une personne handicapée visuelle dans sa globalité.


    Le travail de deuil
    Lors de la survenue d'une déficience visuelle, le sujet doit modifier son image de soi pour y intégrer la baisse visuelle nouvelle et en retrancher les domaines d'efficacité et d'autonomie atteints par la déficience. Ce mécanisme psychologique est le travail de deuil, présent à chaque fois qu'une personne subit une perte touchant soit ce qu'elle est (image de soi, de ses possibilités), soit ce qu'elle aime (perte d'un proche). Il s'agit d'un mécanisme en rien propre à la déficience visuelle et qui ne permet pas de ne plus souffrir de ce que l'on vient de perdre, ni d'oublier ou de gommer une réalité pénible. Ce n'est que le moyen, nous pourrions même dire la condition nécessaire, à la compréhension de la perte par le sujet. Sans travail de deuil, la perte reste extérieure à la réalité du sujet, comme un élément dont on parle que l'on connaît mais pour lequel les implications affectives et pratiques n'existent pas. Nous avons tous en tête ces illustrations d'un deuil non fait, où par exemple, le sujet aimé disparu est considéré comme toujours présent. Sa chambre est inchangée, sa place à table maintenue et l'ensemble de ce qu'il faisait et disait, considéré comme toujours présent, toujours possible.

    Ce travail, au sens où il suppose du temps, un investissement et où il rapporte un bénéfice à terme, peut se décomposer schématiquement en trois phases : dénégation, dépression et réaction.


    Soit, en résumé :
  • dénégation : "Je n'ai rien perdu"
  • dépression : "J'ai tout perdu puisque j'ai perdu ça" (remise en question de l'image de soi avant déficience)
  • réaction : "Je n'ai perdu que ça (définition de la portée fonctionnelle de la déficience : les désavantages et incapacités) et, à part cela je suis le même" (reconstruction d'une image de soi opérante).

    Il est essentiel de savoir que ce mécanisme psychologique de deuil est, un mécanisme normal d'adaptation à une perte. Nous l'avons tous vécu, dans des circonstances parfois bénignes : (je perds ma montre, première réaction : "Ce n'est pas vrai" et je la cherche dans mes poches ou autour de moi ; deuxième réaction : "Ca n'arrive qu'à moi", "Je perds toujours tout", "Je suis un nul" ; troisième réaction : demander l'heure à un passant, s'acheter une autre montre). Le sujet ne peut en faire l'économie et sa résultante sera la portée fonctionnelle du handicap, après ce travail d'intégration d'une perte nouvelle (une déficience visuelle) aux éléments, passés et présents, constitutifs de l'image de soi.



    Le deuil pathologique

    Ce travail devient pathologique (au sens normatif du terme, c'est-à-dire en référence à une évolution moyenne), si se rencontrent un ou plusieurs de ces trois facteurs :


    Comment aider un sujet effectuant un travail de deuil ?

    La notion de deuil porte parfois à confusion. "Il n'a pas fait son deuil, on ne peut pas l'aider, le prendre en charge en rééducation", "Il souffre beaucoup de ne plus voir comme avant, il n'accepte pas son handicap et ne fait pas de deuil", etc. Quelques clarifications s'imposent.

    La souffrance n'est pas à confondre avec le travail de deuil. Perdre de la vision est une cause de souffrance. La frustration de ne pas voir comme avant est une réaction pénible et normale. Ce qui est anormal, au sens des évolutions psychologiques, ce sont ces personnes qui nous disent se réjouir de ne plus bien voir. Cette souffrance normale devant ce que l'on vient de perdre n'est pas évitable. Elle ne pourra que décroître progressivement au cours du temps et des évolutions positives du sujet. Aussi le travail de deuil peut contribuer à ce que la souffrance diminue dans la mesure où il va permettre au sujet de réinvestir une image de soi intégrant la perte de vision sans majorer cette perte et à chaque fois que cela est possible en compensant les conséquences négatives de la déficience. Mais le deuil ne peut rien contre le temps et son lent travail d'usure de la souffrance. Le plus parfait des deuils n'effacera jamais ce qui est perdu, pas plus qu'il ne gommera la souffrance aussi atténuée soit-elle par le temps, ou ravivée par les aggravations progressives de certaines pathologies visuelles évolutives.

    Le travail de deuil est une période nécessaire pour que le sujet réalise ce qu'il vient de perdre. C'est ce qui lui permet de passer du constat diagnostique de la déficience visuelle à l'élaboration personnelle d'un handicap c'est à dire à la compréhension de la nature et des conséquences que cette déficience va avoir pour lui. C'est une démarche d'intégration d'une donnée en soi ("C'est une rétinopathie pigmentaire", "Vous êtes atteint de Š", etc) à une réalité pour soi, touchant un sujet unique et ayant des conséquences qui lui seront propres, compte tenu de son histoire, de sa psychologie et de son entourage.

    Notre action de psychologues spécialisés ou de soignants est possible mais doit s'adapter à la période dans laquelle se situe de sujet en deuil.



    Les réactions post-traumatiques

    Lors de la survenue brutale de la déficience visuelle (accident le plus souvent), peut se produire un traumatisme psychique. L'angoisse qui est habituellement un moyen de s'adapter par anticipation à un événement désadaptant ou difficile (situation d'examen par exemple), survient dans ce cas de façon massive au moment, ou juste après le traumatisme. Au lieu d'adapter, elle submerge le sujet et provoque dans un premier temps une attitude d'effroi puis, par la suite, l'apparition de symptômes transitoires qui vont permettre au sujet de se décharger progressivement de ce surcroît d'affects anxieux, de les abréagir. - Le premier d'entre eux est constitué par les terreurs nocturnes que va présenter le sujet . Souvent séparés du moment traumatique par une période de latence. Ces rêves stéréotypés permettent à la personne de revivre le traumatisme et d'évacuer l'angoisse en lui redonnant son rôle anticipateur. Plus le moment du traumatisme se rapproche et plus le sujet a peur, jusqu'au choc ou au fait traumatique lui-même, qui provoque le réveil. - La deuxième famille de symptômes permettant au déficient visuel de se défendre de l'angoisse générée par le traumatisme est celle des réactions phobiques. Les situations et le contexte du traumatisme deviennent le lieu vers lequel le sujet va déplacer et focaliser son angoisse. Dans les cas d'accidents de la voie publique, il apparaît une angoisse massive et irraisonnée (une réaction phobique) en entendant un bruit de freinage de voiture, de moteur ou de passage de camion, par exemple. Mais, et ce point est essentiel, la personne n'aura plus peur que dans ces situations précises. L'angoisse, jusqu'alors flottante, omniprésente, se voit collée à des éléments ou à des objets bien définis, qu'il est donc possible d'éviter.

    Là encore nous avons tous vécu, même pour des raisons bien moins graves, ce type de "peur après coup" normale et utile pour réduire l'aspect angoissant de la situation déclenchante imprévue.

    Courant lors de traumatismes matériellement objectivables (chocs, accidents), ce même mécanisme peut avoir lieu lors de baisse visuelle progressive. En effet, on sait que la conscience et les conséquences fonctionnelles ne sont pas proportionnelles à la nature de la baisse visuelle. La conscience ne suit donc pas linéairement la baisse. Elle survient généralement par bloc (prise de conscience). On ne penche pas progressivement vers le handicap, on a conscience de l'être à un moment donné (dans le langage courant on dit : "tomber malade" et non pas le devenir petit à petit). De ce fait, des réactions traumatiques sont possibles quand le sujet relie cette prise de conscience à une situation donnée (de rue : bousculade, presse ; de traitement médical ; d'environnement : éblouissement...) Cette situation est perçue comme étant la cause du handicap, cause extérieure au sujet. En effet, le support psychologique d'un traumatisme psychique peut être réel ou imaginaire, c'est-à-dire qu'il peut concerner le corps du sujet ou son image de soi. La différence à noter est que, dans les cas de traumatismes objectifs graves (traumatisme crânien, accident, agression...), les réactions traumatiques sont toujours présentes, alors que dans les cas où la déficience visuelle est liée ou associée de manière plus lâche à un fait matériel traumatique, ces réactions ne sont que probables. Elles peuvent ainsi se développer chez un malvoyant, lors d'un décollement de rétine brutal et parfois même, dans des cas de pathologies ophtalmiques à évolutions lentes, pour lesquelles d'un coup, le sujet prend conscience se son état. Il associe cette conscience à un événement ou au contexte dans lequel elle a eu lieu. La prise de conscience brutale qui n'était qu'associée au contexte, devient causée par lui. Etre bousculé, ébloui ou renversé, a provoqué chez le sujet la prise de conscience de ses troubles visuels. Cette prise de conscience, trop pénible pour être intégrée d'emblée, est alors immédiatement et inconsciemment renvoyée vers l'extérieur. La bousculade, l'éblouissement ou la chute, deviennent la cause et non plus le révélateur de la déficience visuelle nouvellement reconnue.


    L'attitude aidante adaptée
    Les sujets qui ont vécu ces types de traumatisme ont besoin d'être rassurés quant à la normalité des terreurs nocturnes itératives. Parfois ils expriment l'impression qu'ils sont "en train de devenir fou" ne sachant pas si ses terreurs vont s'interrompre un jour ni, à force de les retrouver régulièrement, s'il s'agit de rêves ou d'une modification de leur réalité. De même, le déconditionnement nécessaire pour ne plus avoir peur des situations rappelant les circonstances du traumatisme est fort complexe à réaliser quand ce même traumatisme a causé une baisse ou une perte de vision. Le sujet en effet, n'est plus en mesure d'utiliser sa vision pour vérifier l'absence de dangerosité d'une situation. Il est souvent utile de combiner une prise en charge psychologique et un travail de réapprivoisement de la situation jugée dangereuse. Cela en aidant le sujet à se déplacer et percevoir son environnement malgré la baisse ou l'absence de vision, mais aussi en lui permettant de retrouver l'habitude de côtoyer cette situation en vérifiant de la façon la plus concrète possible son absence de danger objectif.



    Il est possible d'aider les sujets qui ont à vivre une baisse ou une perte de leur vision, à condition de moduler notre attitude en fonction de l'évolution des mécanismes psychologiques d'adaptation que sont le travail de deuil et les réactions traumatiques. Il faut pour cela être capable de parler vrai, de réintroduire du temps dans les situations d'urgence et de donner le droit à l'expression de la souffrance. Il est des manques que l'on ne comble pas et des objets à jamais perdus. La déficience visuelle, qu'elle soit initiale ou secondaire, brutale ou évolutive, fait partie de ces manques ou pertes inacceptables. Le travail de deuil n'efface rien, ne comble pas et n'atténue qu'un peu la souffrance devant la perte. Il est cependant indispensable pour que le sujet comprenne ce qu'il vient de perdre et l'intègre de façon dynamique à une image de soi en modification, afin de rebondir et vivre sans se réduire à ce qu'il vient de perdre. "L'essence de l'être est le désir" disait Spinoza dans son Ethique. L'intégration du manque ou de la perte de vision à l'image de soi doit permettre l'émergence de ces désirs nouveaux, nombreux, et témoins, malgré le manque, d'une nouvelle "expansion de l'être", pour conserver la terminologie du philosophe.


    Source : GRIFFON, P. Intégrer la manque ou la perte de vision à l'image de soi. (Extraits et ajouts) Communication aux Journées de l'Association des Psychologues de Langue Française spécialisés pour Handicapés de la Vue,

    Date de création : 11/01/97, (dernière mise à jour le 22/01/11)



    Pour en savoir plus sur le travail de deuil


    Réalisé par : Pierre GRIFFON
    Courriel : pierre.griffon@orange.fr
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