Développement de la perception visuelle
Ce développement s'initie à la naissance à partir d'un pré-cablage, permettant
au nouveau-né d'associer très précocement à ses premières perceptions, ou impressions
visuelles (2) , des affects agréables.
Ce minimum d'efficience visuelle innée est en effet indispensable pour que le
bébé, dans des conditions visuelles précises (regarder le visage de sa mère
au moment de l'allaitement notamment), puisse prendre goût au fait de regarder
et que cette appétence soit le gage du développement de son efficience visuelle
future. Attacher du plaisir à l'acte de regarder va en effet pousser le très
jeune enfant à essayer de regarder encore et encore, illustration, vue sous
l'angle du développement neurophysiologique, des très beaux textes de Winnicott
sur l'importance fondatrice du regard de la mère et de son tout jeune enfant.
Une fois l'appétence établie, le développement de la perception visuelle de
l'enfant sera conditionné par la maturation physiologique de l'appareil visuel,
mais aussi par l'ensemble du développement sensori-moteur du bébé puis
du jeune enfant (3) . L'action et les perceptions plurisensorielles,
vont progressivement permettre à l'enfant de découvrir puis de vérifier la nature
de ce qu'il voit, par le recours à l'expérimentation personnelle et le jeu des
congruences perceptives.
Les atteintes précoces de la vision, peuvent mettre en cause le développement
normal de la fonction du fait d'une absence d'appétence initiale. Le processus
de recherche d'informations visuelles ne démarre pas, les affects échangés entre
parents et enfants n'empruntant pas ce canal. De même, toute perturbation du
développement moteur et des autres perceptions sensorielles va avoir un retentissement
sur l'évolution de l'efficience visuelle. Si le recours au mouvement est perturbé
ou si une autre déficience sensorielle limite les redondances et congruences
perceptives, l'enfant aura plus de mal à développer à la fois des stratégies
visuelles opérantes et un traitement cognitif efficace de l'information perçue.
En effet, la perception visuelle n'est pas une action univoque de l'oeil vers l'objet ou de l'image perçue vers les aires de traitement cérébrales. Il s'agit au contraire d'un fonctionnement en boucle où se combinent des voies efférentes et des voies afférentes (4) (Schéma I).
Ces deux voies ne sont pas parallèles mais reliées aux deux extrêmes.
Si l'on souhaite préciser la présentation que l'on vient de faire de la voie afférente, il est nécessaire de différencier plusieurs modes et localisation du traitement cérébral de l'information, mises en évidence par les données anatomo-cliniques comme par le développement de l'imagerie médicale (7). (Schéma II)
La perception visuelle représente donc un traitement combiné de plusieurs types d'informations, effectué dans plusieurs localisations cérébrales distinctes. Il est possible d'analyser ce traitement non plus de manière topologique, mais chronologique allant de l'objet présenté à sa dénomination (processus de " bottom-up " ) (13) (Schéma III)
On décrit classiquement trois étapes de traitement, la première durant laquelle l'image est ciblée et décomposée, la deuxième durant laquelle elle est recomposée à partir de ses différentes propriétés (taille, format, orientation, contraste, épaisseur, etc.) puis l'étape ultime où le percept obtenu est comparé aux représentations (images mentales) stockées en mémoire (14). (D'autres modes de description du traitement de l'information visuelle existent, mais ils s'avèrent moins opérationnels) (15).
Le terme lui-même d'agnosie à été introduit par Freud en 1891 lors de ses travaux à propos de l'aphasie (18). La définition de l'agnosie visuelle comporte deux critères :
On distingue la " cécité corticale " caractérisée par une absence totale de traitement cérébral de l'information visuelle, de l'agnosie visuelle qui elle est liée à la lésion d'une partie des réseaux neuronaux en jeu dans ce traitement. En outre, l'examen ophtalmologique a mis en évidence une absence de lésion de l'oeil et des voies optiques pré-corticales. La cécité corticale est souvent observée comme un état post-traumatique transitoire évoluant soit vers une récupération de la fonction visuelle soit vers une agnosie visuelle.
Parmi les agnosies visuelles, il est utile de distinguer deux catégories de troubles (19) : les agnosies d'objet ou d'image, caractérisées par une difficulté de reconnaissance et les agnosies spatiales, caractérisées par une difficulté de localisation des objets situés dans l'espace le plus souvent extra-corporel.
Ces pathologies se retrouvent impliquées préférentiellement dans les lésions temporo-occipitales bilatérales ou de l'hémisphère gauche (la voie du " quoi ", ou voie ventrale). Parmi ces agnosies, il faut distinguer les agnosies aperceptives et les agnosies associatives (20) .
Les agnosies aperceptives sont caractérisées par un trouble de la synthèse des informations sensorielles. Le sujet reste perplexe devant ce qu'il regarde. Il a conscience de voir, mais ne parvient pas à effectuer les associations, classements et orientations nécessaire pour organiser ce qu'il voit. Il prend un détail pour le tout, fait des erreurs d'échelle ou tout type d'interprétation parcellaire. Aussi est-il tout particulièrement important pour ce type d'agnosie, que l'hypothèse d'une déficience visuelle ait été levée. De lui-même, le patient va avoir tendance bien souvent à évoquer une telle déficience pour justifier les difficultés de reconnaissance présentées.
Si l'on suit le processus du traitement cérébral de l'information tel qu'il a été présenté plus haut il est possible d'acoller à chaque étape du traitement cérébral une forme d'agnosie en cas d'échec de ce traitement. (Schéma IV)
Les agnosies asémantiques recouvrent ces situations dans lesquelles les patients ne parviennent pas à associer de manière correcte le percept à l'arborescence sémantique qui est la sienne. Il ne parvient pas à définir le sens, la fonction et par là même le nom de l'objet. Fréquemment on parle d'agnosies multimodales, car le déficit d'identification n'est pas toujours strictement limité à la sphère visuelle et peut intéresser la palpation ou l'audition. Quand on explore verbalement les acquis sémantiques du sujet, il est fréquent d'observer des altérations dans la définition, tous particulièrement des mots concrets.
Les aphasies optiques, décrites par Freud en 1889, représentent enfin ces situations où le patient est capable de parvenir à une perception exacte de l'objet, en connaît le sens, la fonction, mais ne parviens pas à en trouver le nom. Il ne s'agit en aucun cas d'une aphasie, car le stock et la représentation lexicale des objets sont préservés et l'objet pourra être dénommé correctement s'il est présenté par un autre canal sensoriel. Dans ces cas, très caractéristiques, le patient a " le mot sur le bout de la langue ". Il connaît l'objet présenté et sait qu'il le connaît. On parle dans cette situation d'un comportement de familiarité. Alors que pour une agnosie asémantique, le sens de l'objet n'est pas associé, pour les aphasies optiques, il ne manque que la désignation. Toutes les épreuves et évaluations menée avec le sujet seront en effet positives (appariement, extraction d'intrus, différenciation d'objet /non-objet, dessin, description formelle, recours à la définition fonctionnelle, aux classifications logiques, sémantiques, etc.). Il est alors difficile de classer ce trouble parmi les agnosies au sens strict, dans la mesure où l'objet est reconnu. Certains auteurs, expliquent ce trouble par une disconnection visuo-verbale qui pourrait concerner le lien entre le gyrus angulaire gauche (aire 39) et l'aire de Wernicke (21) .
L'alexie sans agraphie constitue une forme possible d'agnosie visuelle et fait partie de ces atteintes de la voie afférente ventrale. En effet elle concerne les sujets ayant des lésions des régions occipito-temporales gauches et plus particulièrement dans les parties inféro-médiales de ces régions, souvent dues à une ischémie du territoire de l'artère cérébrale postérieure gauche (22). Ce trouble se caractérise par une perturbation de la lecture, alors que la capacité d'écrire est conservée ou peu perturbée. Toutefois, le sujet, s'il peut écrire, ne parvient pas à se relire. Le trouble peut provenir et/ou être renforcé par des déficits forts divers, langagiers ou attentionnels notamment et est classiquement (23) réparti en trois types :
Les prosopagnosies, ou de manière plus large l'ensemble des agnosies
pour les visages, représente une catégorie particulière parmi les atteintes
de la voie afférente ventrale. La prosopagosie désigne l'incapacité de reconnaître
la familiarité d'un visage. Le sujet sait que ce qu'il regarde est un visage,
il est capable d'en désigner les éléments, mais ne parviens pas à savoir si
ce visage lui est connu ou non (26).
Cela concerne fréquemment les cas de lésions occipito-temporales inférieures
et notamment celles du gyrus fusiforme droit.
Les travaux récents traitant de la reconnaissance précoce des visages montrent
les capacités du nouveau-né à reconnaître le visage de sa mère, mais aussi l'importance
de l'expression faciale, dans le processus de reconnaissance. Un visage souriant
est généralement reconnu plus vite et plus aisément (27).
Ce qui va permettre la reconnaissance d'un visage ne peut en effet se limiter
à une forme établie une fois pour toutes (28).
Le visage change constamment en fonction des attitudes, des émotions, de l'état
de la coiffure etc. Aussi, nous avons tous besoin de définir, pour reconnaître
un proche, des invariants caractéristiques de son visage, stocké dans notre
mémoire à long terme. Nous disposons ainsi d'une " unité de
reconnaissance faciale (29)" , soit d'un stock mnésique
subjectif qui nous permet de savoir si nous avons déjà vu une personne. Ce stock
est subjectif dans la mesure où ce qui est jugé comme caractéristique pour l'un,
ne le sera pas nécessairement pour l'autre en fonction de facteurs historiques
ou contextuels propres à chacun d'entre nous.
La notion de prosopagnosie au sens strict ne recouvre pas l'ensemble des causes
possibles de non reconnaissance d'un visage. En effet, un traitement perceptif
insuffisamment élaboré peut empêcher le sujet le reconnaître les aspects caractéristiques
et invariants des visages. Le déficit concerne la qualité du percept, de la
représentation. Si certains auteurs (30)
désignent ce trouble sous le terme de prosopagnosie aperceptive, il peut être
décrit comme un des effets d'une agnosie aperceptive au sens large. De même,
quand la difficulté de reconnaissance des visages est associée à une atteinte
des connaissances sémantiques sur la personne, cela relève davantage de pathologies
déficitaires de type dégénératives que de la prosopagnosie. La caractéristique
de ce type de cas est alors que l'incapacité de reconnaissance visuelle des
visages est fréquemment associée à une phonoagnosie, soit une difficulté à utiliser
les informations auditives (voie, bruits des pas, etc.) pour identifier une
personne. La prosopagnosie relève d'un trouble associatif. Elle est manifeste
quand le patient est incapable de reconnaître un visage alors qu'il est parvenu
à élaborer un percept correct du visage regardé et qu'il possède toujours en
mémoire l'ensemble des informations sémantiques le concernant. La confrontation
de la forme perçue et du stock mnésique (unité de reconnaissance faciale) est
sans effet, elle ne permet même pas de savoir si le visage regardé est familier.
Il s'agit d'une déconnexion perceptivo-conceptuelle spécifique aux visages,
très caractéristique et d'un pronostique évolutif relativement mauvais, malgré
la rééducation.
Ces pathologies se retrouvent impliquées préférentiellement dans les lésions pariéto-occipitales bilatérales ou de l'hémisphère droit (la voie du " où", ou voie dorsale).
Parmi ces agnosies, on observe un déficit de l'exploration de l'espace (extra-corporel le plus souvent) qui relève soit de tout ou partie des troubles neurovisuels inclus dans le syndrome de Balint soit d'une négligence spatiale unilatérale. Si d'autres troubles de la perception visuo-spatiale existent concernant la localisation, la discrimination de l'orientation, de la distance et du mouvement (31), ils ont plus rarement une expression clinique propre.
Le syndrome de Balint décrit en 1909 (32) conserve aujourd'hui tout son intérêt dans la mesure où il regroupe, avec une expression maximale, la quasi totalité des dysfonctionnements neuro-visuels observables dans les cas d'agnosies spatiales. Toutes les agnosies spatiales ne sont pas aussi graves, mais leurs symptômes sont à rapprocher de ceux composant ce syndrome. En effet, ce syndrome, lié à une lésion bilatérale des jonctions pariéto-occipitales, comporte trois types de troubles distincts (33) qui s'avèrent très invalidants. Les patients atteints de cette pathologie vont se comporter comme des aveugles, avec un regard fixe, des gestes imprécis, des chocs et un déplacement hasardeux ou assisté. Cela, alors que ces sujets pour peu qu'il soit possible de le tester, ont conservé une capacité visuelle (champ et acuité) qui ne permet pas de les classer parmi les aveugles ou même les malvoyants au sens réglementaire de ces termes (34).
L'agnosie spatiale unilatérale, encore appelée héminégligence visuo-spatiale,
est présentée classiquement comme une " incapacité de décrire verbalement, de
répondre et de s'orienter sur la base des stimulations controlatérales
à la lésion hémisphérique (37)" . Le patient héminégligent
se comporte comme si l'hemiespace controlésionel n'existait plus. Il ne réagit
plus spontanément à des informations visuelles mais aussi à des informations
auditives, olfactives et tactiles. Il regarde préférentiellement vers la droite,
explore spontanément le seul espace droit, s'oriente vers la droite, au point
que dans sa vie quotidienne il manifeste des désadaptations importantes : désorientation
(ne pas retrouver ce qui est à gauche ni parvenir à se situer par perte des
repères spatiaux gauches), troubles de lecture et d'écriture (mauvais retours
à la ligne), troubles de la représentation (incapacité à se représenter les
éléments situés à gauche d'une figure, d'un schéma ou d'une situation stockée
en mémoire), etc. Dans un grand nombre de cas, cette négligence peut inclure
l'espace corporel. Le patient ignorant un hémicorps va avoir tendance à se cogner
et être en danger du côté négligé (y compris dans les situations
d'hémiplégie) (38). Cela ne veut aucunement dire que
le patient n'est plus capable de percevoir des informations situées du côté
négligé, mais il ne va pas y porter attention. Cette perte de réactivité se
matérialise non par une limite nette entre la zone négligée et la zone préservée,
mais plutôt par un gradient attentionnel, suivant lequel le stimulus le plus
à droite a toujours la préférence (39).
La lésion, située le plus fréquemment à droite, entraîne une négligence gauche.
Les quelques cas de négligences droites, consécutives à une lésion gauche sont
généralement moins durables et moins marquées (40).
Rééducation des atteintes de la voie afférente occipito-temporale
Les personnes qui présentent une agnosie visuelle des formes, des objets ou des images vont très fréquemment considérer que leur atteinte est à relier avec une déficience visuelle périphérique et non la conséquence directe d'un trouble neuro-visuel. Ils vont se décrire comme mal voyants. Ce qu'ils ne parviennent pas à reconnaître est lié selon eux à une mauvaise qualité de l'image perçue et non à une déficience du traitement cérébral de cette image. Ce phénomène est d'autant plus net quand ils se retrouvent hospitalisés dans notre établissement, accueillant des patients atteints pour les trois quart de cécité ou de malvoyance sans atteinte neuro-visuelle. Cette confusion est elle-même parfois accompagnée d'un processus d' " aveuglisation " pour reprendre le terme de Claude SCHEPENS (41), c'est à dire que ces patients adoptent un comportement paradoxal d'échec visuel. Plutôt que de tenter, souvent sans succès, de voir (de parvenir à reconnaître correctement) un objet ou une image, ils ne vont plus chercher à le faire, préférant anticiper un échec probable plutôt que de risquer de le subir.
Pour ces personnes, présentant une atteinte de la voie afférente ventrale, trois cas sont à distinguer.
Les agnosies aperceptives les plus graves, (agnosies de la forme avec trouble des processus perceptifs précoces) se manifestent sur le plan clinique par une incapacité à peu près totale à traiter les informations visuellement perçues. L'extraction fond/forme est aléatoire et les éléments extraits prennent une place dans la conscience du sujet d'autant plus important qu'ils ont été peu analysés. Ces sujets se sentent envahis par des informations visuelles qu'ils ne parviennent pas à traiter. La prise en charge de ce type de trouble va nécessiter le recours à d'autres modalités sensorielles pour, dans le meilleur des cas, aider le patient à réétalonner ses perceptions visuelles, et dans les autres, à parvenir néanmoins à agir en limitant les perturbations induites par la modalité visuelle.
En revanche, quand l'atteinte concerne les processus perceptifs intermédiaires ou tardifs (agnosies intégratives ou de transformation), il est possible, par le recours à la verbalisation, d'aider le patient à affiner le traitement de l'information perçue. Spontanément, quand on lui demande de reconnaître un objet, une forme ou une image, il va avoir tendance à dire qu'il " ne voit pas ". Le travail consiste alors à l'amener progressivement à dépasser cette réponse défensive pour se donner le droit de formuler une hypothèse interprétative. Il s'agit de lui permettre de verbaliser, d'associer des mots à ce qu'il perçoit. Pour ce faire, deux conditions sont nécessaires :
Le même mécanisme de recours à la verbalisation a lieu dans les situations d'agnosie associative et asémantique. Dans ces cas cependant, le recours à la verbalisation va chercher à aider le patient à effectuer les associations appropriées entre la perception qu'il a de la forme, perception généralement correcte, et la représentation mentale correspondante. Il s'agit de lui permettre, par un jeu d'essais assisté par le rééducateur, de faire corresponde le percept de l'objet au concept en mémoire à long terme. De même si le trouble est asémantique, il s'agit de l'aider à associer ce percept à la dénomination correcte, c'est à dire à lui permettre de corriger des erreurs dans le cheminement de l'arborescence sémantique qui le conduit à dénommer l'objet perçu. Si l'objet présenté est une bougie et que le sujet dit voir une lampe, l'erreur sémantique peut être corrigée en aidant le sujet à verbaliser les caractéristiques formelle et fonctionnelle de la lampe puis les comparer à celle du percept. Le travail, réalisé par le recours à la verbalisation consiste non plus à suppléer à l'analyse de la forme comme dans le cas des agnosies aperceptives, mais à favoriser l'association percept/concept, ou concept/dénomination par une démarche volontaire de définition verbale des images mentales par rapport à des critères catégoriels, fonctionnels ou sémantiques notamment.
Il est à noter que, dans la clinique, la ligne de partage entre les différents troubles associatifs (accès perturbé au stock structural ou au stock sémantique) est relativement ténu. En effet, tout travail de verbalisation mené au niveau de l'imagerie mentale est efficace. Cela, même si le patient a spontanément tendance à rechercher davantage la suppléance sensorielle (aller toucher le plus souvent) que l'exploitation verbale volontaire de l'imageries mentale stockée en mémoire.
Le cas des aphasies optiques est à mettre à part dans la mesure où le sujet va présenter un trouble phasique ne concernant que la modalité visuelle. La rééducation peut s'appuyer sur des principes de verbalisation propres aux troubles associatifs, mais elle relève aussi généralement d'un travail orthophonique plus large, s'intéressant aux autres troubles phasiques fréquemment associés à l'aphasie optique.
Ce que nous venons de présenter comme utilisation de la verbalisation pour aider le patient à compenser de façon volontaire un traitement cérébral automatique de la forme déficient, peut s'appliquer à la rééducation des patients présentant des alexies sans agraphie. En effet, ces patients vont éprouver des difficultés à effectuer une analyse de leur perception visuelle suffisamment précise pour localiser l'emplacement, d'une diagonale, d'une boucle, dénombrer les jambages, ne pas restreindre le traitement de la forme à celui d'un de ces détails, etc. Leur compensation spontanée, quand elle existe, fait appel à l'analyse kinesthésique, pour suppléer par le recours au mouvement à ce manque de précision de l'information visuelle. Il est important de tenter avec eux, par une analyse verbalisée de la forme perçue de leur permettre avec l'aide d'un rééducateur de faire correspondre ce qu'ils voient à ce qu'il savent de la forme des lettres. Les aider à formuler une réponse, présentant fréquemment une erreur morphologique, puis à partir des critiques et hypothèses apportées à cette réponse, les aider progressivement à parvenir à la reconnaissance visuelle de la lettre. Passer de cette lettre à une, puis à d'autres lettres, puis d'une reconnaissance de lettres à un déchiffrement de mot, puis à une lecture la plus fluide possible en variant les caractéristiques formelles des caractères (nature, style et taille des polices) (42).
La rééducation des patients qui présente des prosopagnosies est, elle,
fort différente selon l'origine de ce trouble de la reconnaissance des visages.
S'il provient d'un déficit du traitement perceptif de la forme du visage ou
des associations sémantiques concernant la personne regardée, nous sommes replacés
dans le cas précédent. L'utilisation de la verbalisation va chercher à suppléer
de manière consciente le traitement cérébral inopérant.
En revanche, dans le cas de prosopagnosie vraie, caractérisée par un bon traitement
de la forme et du sens, mais par une incapacité à associer ce qui est regardé
à ce qui est mis en mémoire comme traits invariants significatifs de l'identité
du sujet (unité de reconnaissance faciale), cette stratégie s'avère rarement
suffisante. Aussi, en plus des supports de rééducation classiques
(43) cherchant à restaurer l'association déficiente, le recours
à la verbalisation va tenter de compenser, autant que possible, cette déficience.
Le patient va apprendre à utiliser l'ensemble des informations apportées par
celui qu'il tente de reconnaître. Il va s'agir d'informations concernant les
vêtements, la démarche, la posture, la silhouette, mais aussi de l'exploitation
des bruits et notamment ceux des pas et de la voix. Le recours à la verbalisation
permet la reconnaissance à condition que ce soit l'autre qui parle, pour que
sa voix, qui est elle correctement reconnue, permette de savoir qui il est.
La question est donc, pour le patient, de se mettre en situation favorisant
l'expression verbale de celui qu'il regarde. " Dis moi quelque chose [et un
simple bonjour peut suffir] et je te dirai qui tu es. " Le travail sera alors,
éventuellement par des mises en situation réelles ou hors contexte (jeu de rôle),
d'entraîner le patient à surmonter l'inquiétude que provoque sa non reconnaissance
visuelle pour amener, celui qu'il veux reconnaître, à parler.
Rééducation des atteintes de la voie afférente occipito-pariétale
Ces atteintes provoquent des agnosies spatiales que l'on peut classer en deux catégories du fait, tant de leurs manifestations symptomatologiques, que de leur mode de rééducation : les agnosies spatiales de l'espace extra-corporel (type syndrome de Balint) et les agnosies spatiales unilatérales.
Les agnosies spatiales de l'espace extra-corporel se manifestent principalement par une difficulté, voire une incapacité totale, à suivre visuellement un mouvement, mais aussi à effectuer des mouvements sous le contrôle de la vision. Plus le patient cherche à regarder et moins il sait où est ce qu'il voit. De ce fait, tout déplacement, geste, marche, franchissement d'escalier, contournement d'obstacle devient problématique. La personne se cogne contre l'obstacle (ataxie) ou, par un évitement trop large, contre d'autres obstacles qui ne peuvent être perçus simultanément au premier (simultagnosie). Il ne parvient pas à retrouver ce qu'il a vu, à chercher visuellement ce qu'il veut, ni à suivre du regard ce qui passe dans son champ attentionnel.
Le point de départ du travail de la rééducation est donc de permettre à ce patient de réintroduire le mouvement, de lui permettre de bouger en sécurité.
Pour cela deux conditions sont nécessaires :
L'agnosie spatiale unilatérale présente comme caractéristique que le patient n'a pas conscience de négliger un hémi-espace et que la perception correcte de l'espace corporel n'est pas nécessairement préservée.
Les moyens de rééducation de cette pathologie sont à la fois nombreux et fort discutés.
Le premier d'entre eux, décrit depuis le plus longtemps, est unanimement reconnu. Il s'agit d'aider le patient à lever l'anosognosie. Le patient néglige un hémi-champ, mais surtout, à la différence des situations d'amputation physiologique du champ visuel, il n'a pas conscience qu'il le néglige. Il néglige sa négligence. Aussi, est-il indispensable préalablement à toute action de rééducation, de l'amener progressivement à se rendre compte de son trouble et des conséquences de celui-ci. Lui montrer qu'il n'a mangé que la partie droite de son assiette, observé que la partie droite d'une publicité, recopié la moitié droite d'une figure, etc.
Une fois cette conscience établie, le travail va chercher à développer l'exploration volontaire de l'espace négligé puis d'ancrer cette exploration afin que le sujet parvienne dans les situations les plus variées de la vie quotidienne à ne plus être piégé par cette négligence négligée.
Les moyens utilisés pour restaurer une exploration visuelle correcte dépendent des hypothèses avancées pour expliquer l'origine du trouble
Le rôle de la verbalisation dans ce type de prise en charge est double. D'une part, il faut aider le patient à prendre conscience de son trouble. Il s'agit donc d'être en mesure de lui dire ce qu'il n'a pas vu, de pointer avec lui des situations et perceptions qui n'ont pas été traitées du fait de leur localisation dans l'hémi-champ gauche. Or, dire et montrer ce qui ne fonctionne pas est souvent d'autant plus difficile que le patient présente fréquemment d'autres troubles neuropsychologiques, moteurs ou sensoriels associés à son agnosie spatiale unilatérale.
La part du verbal est aussi importante dans la mise en oeuvre des mécanismes d'indiçage spatial. Pour que le patient prenne l'habitude d'aller regarder à gauche, il faut qu'il ait compris l'intérêt et mémorisé la consigne soutenant cet indiçage. Très fréquemment cette mise en mémoire passe par une mise en mot. Le patient convertit une stratégie spatiale recomandée en une consigne verbale, qu'il se répète en début d'exercice et se reformule en situation d'échec ou d'hésitation. Il est intéressant de constater qu'une fois ces stratégies d'indiçage établies, le patient peut développer un comportement d'adaptation à l'échec de l'exploration spatiale. Ainsi, quand il ne trouve pas ce qu'il cherche, il va formuler un résumé des consignes apprises (comme " Je dois aller chercher à gauche " ou " J'ai du oublier de regarder à gauche ") et, en le disant, il compense son trouble par une recherche dans l'hémi-champ négligé. Toutefois cette compensation ne fonctionne que quand l'anosognosie a déjà été levée, c'est à dire quant le patient sait que ce qu'il cherche est présent et qu'il peut le trouver. Cela ne s'applique pas ou très peu aux situations nouvelles, pour lesquelles le sujet n'a pas conscience de ce qu'il n'a pas traité comme information provenant de la gauche, pas plus qu'aux activités simultanées ou croisées (rechercher visuellement et écrire ce qui a été trouvé par exemple), où la compensation de l'agnosie sera généralement affectée davantage à une tâche, qu'à l'ensemble de celles proposées.
Les diverses stratégies compensatoires semblent avoir une incidence sur la régression des troubles pour peu qu'elles soient comprises par le patient et intégrées dans une démarche de réadaptation s'appuyant sur les situations les plus concrètes possibles de la vie quotidienne. Si, ainsi que le souligne le modèle théorique de la dominance hémisphérique, il n'est pas souhaitable de multiplier les explications et démonstrations verbales, un renforcement par consignes verbales courtes et explicites de l'indiçage perceptif est pleinement indiqué.
Rééducation des atteintes de la voie efférente
Il est très important de ne pas confondre les troubles de types gnosiques, tel que nous venons de les présenter avec ceux d'origine practo-motrice. Ces derniers, présents majoritairement chez l'enfant ancien prématuré, sont souvent regroupés sous le nom de dyspraxies visuo-spatiales. Ils concernent les patients porteurs de lésions le plus souvent bilatérales, sous corticales situées essentiellement dans les régions pariétales et s'exprime sous forme de trois catégories de dysfonctionnement (57) :
La prise en charge de ce type de pathologie s'oriente dans trois directions :
Dans ce dernier cas, il s'agit en effet de permettre au patient d'intégrer les acquis fondamentaux sans avoir recours aux supports classiques en deux dimensions de type topologique (schéma, dessin, graphique, organigramme, etc.). Pour ce faire, il est important de revaloriser le verbal permettant à l'enfant à enrichir et préciser son vocabulaire spatial et en aidant les pédagogues à remplacer dans leurs explications et dans leur logique de présentation, de l'espace par du temps. Tel schéma que l'enfant ne peut ni interpréter, ni reproduire, doit être remplacé par une explication verbalisée. Les informations topologiques simultanées doivent être converties en analyse séquentielle verbale (60). Les relations topologiques sont converties en relations chronologiques. Pour ces enfants l'aisance verbale n'est pas un vernis, mais une compensation efficace qu'il est indispensable d'encourager.
Cas particulier des anosognosies
Un nombre significatif de patients présentant des atteintes cérébrales manifestent, outre d'éventuels troubles neuro-visuels, une anosognosie. C'est à dire qu'en l'absence de perturbations cognitives de type confusionnel ou déficitaire, le sujet manifeste une méconnaissance de ses troubles, alors que les informations permettant de les connaître lui son toujours accessibles. Il n'a conscience de ces déficiences et symptômes que si on les lui démontre. Cette conscience ne tient que si un tiers la porte, sans que l'on puisse incriminer un déficit mnésique ou attentionnel. Ce type de trouble est à différencier des mécanismes psychologiques défensifs ou adaptatifs de déni ou de dénégation dans la mesure où son origine est neurologique (61) (même s'il n'est pas possible d'en définir une localisation cérébrale type) (62). Ce symptôme, proposé par Babinski en 1914 (63) et très fréquemment associé à une hémiplégie gauche (64), est véritablement un trouble de la conscience de soi (65). Le patient est capable de comprendre et de reconnaître la gravité de son état, il est en mesure de prendre conscience, mais cette conscience labile, ne permet pas une modification de l'image de soi intégrant le déficit. Soit il est d'accord avec l'avis et les démonstrations formulées mais semble oublier cet avis, soit, il refuse non pas l'avis lui-même (par exemple le fait d'avoir une hémiplégie) mais les incapacités pratiques, conséquences présentes et à venir du déficit.
Pour ces patients, la réadaptation est difficile et fréquemment d'un pronostic réservé, dans la mesure où ils vont devoir se mobiliser durablement pour compenser un trouble dont ils n'ont pas une conscience stable. Le préalable de la prise en charge est donc de tenter d'aider ces patients à lever progressivement leur anosognosie.
Ce travail incombe au psychologue mais aussi à l'ensemble de l'équipe soignante. En effet, pour tenter d'ancrer chez le patient une conscience de son état adaptée à la réalité de ses troubles, il est important de croiser deux démarches distinctes.
De nombreuses autres situations pourraient servir de support pour illustrer le rôle de la verbalisation dans la prise en charge des patients présentant des troubles neurovisuels. Ce rapide survol de quelques modalités de prise en charge n'est qu'une esquisse d'un travail réadaptatif complexe, pluridisciplinaire et souvent mené sur du moyen ou du long terme.
Il est cependant révélateur de plusieurs évolutions capitales (67) en ce qui concerne nos capacités d'intervenants de soins, à aider ces personnes :
Sources :
GRIFFON, P. Troubles neuropsychologiques de la vision. Diplôme d'Université : "Approche neuropsychologique et clinique du Handicap", Université Denis Diderot
Paris VII, Paris 2002,
GRIFFON, P. Verbaliser pour susciter la représentation. La part du verbal dans la rééducation des troubles neuropsychologiques. Communication aux journées de l'ALFPHV, Toulouse 2002.
Date de création : 21/04/02, (dernière mise à jour le 22/01/11)
Notes :
(1) GAILLARD, F. Développement de la perception visuelle. Actes des journées de l'A.L.F.P.H.V. Lausanne 1984
(2) VITAL-DURAND, F. Quelques données de base fondamentales sur la vision et mesure des capacités visuelles chez le nourrisson. Communication au colloque de la F.I.S.A.F. "Les basses visions". Marseille 1991
(3) HATEWELL, Y. Le développement des perceptions tactiles et des coordinations visuo-tactiles : implication pour l'éducation des déficients visuels. Le Courrier de Suresnes 1992, n° 56, 53-59
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