DÉFICIENCE VISUELLE
ET
PSYCHOSE DE L'ADULTE





Les déficients visuels psychotiques reçus en rééducation
Diagnostic et pronostic
Handicaps associés, handicaps masqués
Spécificité de la prise en charge
Conclusions


Aborder le problème de la rééducation fonctionnelle des adultes déficients visuels psychotiques fait partie de ces thèmes mobiles, complexes, pour lesquels l'enjeu n'est pas de trouver une solution unique et définitive mais de recenser des expériences plurielles et des compétences variées. Il fait partie de ces domaines où l'analyse clinique est souvent en défaut, les synthèses opérationnelles proposées aux équipes soignantes en demi-teinte quand ce n'est pas en demi-mesure. Il regroupe bon nombre de ces cas pour lesquels "on ne sait pas", "on essaye!"

Aussi, mon propos ne se veut aucunement dogmatique. Je ne suis pas celui qui sait et qui va pouvoir, de manière benoîte et univoque, vous apprendre en quelques minutes un savoir ou un savoir-faire suffisant pour prendre en charge des déficients visuels psychotiques. Je voudrais plutôt vous faire part de l'état actuel de nos réflexions. Cela, en vous exposant à la fois les éléments quantitatifs, issus d'une étude statistique que nous avons réalisée récemment, et les impressions cliniques que nous avons accumulées au cours de ces dernières années.

Notre volonté, en s'appuyant sur des chiffres et des estimations aussi grossières et limitées soient elles, est d'objectiver les impressions cliniques et les expériences institutionnelles que nous avons eues. Jusqu'où et comment faut-il les critiquer, les pondérer ou les valider? En quoi ces données confirment-elles l'intérêt des options prises et posent-elles de nouvelles interrogations aux équipes soignantes? Comment est-il possible d'appliquer à la prise en charge le fruit de ces réflexions et de ces constatations?

En tant qu'intervenants dans un centre de rééducation moyen séjour recevant des déficients visuels adultes, nous ne sommes pas spécialisés dans la prise en charge des troubles psychopathologiques graves. Nos compétences en la matière sont limitées. Aussi ce que nous pouvons apporter comme éléments de réflexion sur le thème "Handicap de la vue et traits psychotiques" tient à la spécificité du positionnement de notre prise en charge. La visée d'une rééducation fonctionnelle est en effet très pragmatique: permettre à un sujet hospitalisé durant une période courte de mettre en place les moyens et les supports d'une autonomie qui soit stable sur le long terme. Notre action n'est pas comparable à une démarche personnelle globale de type psychothérapeutique, pas plus qu'elle n'est assimilable à une intervention standardisée et reposant sur des techniques pointues, comme peut l'être un protocole d'intervention médicale. La rééducation de l'adulte occupe une position médiane dans laquelle les éléments psychologiques et la technicité se conjuguent, de façon à chaque fois unique, pour apporter au sujet du mieux être et de l'autonomie. Elle constitue donc un excellent observatoire du devenir des sujets handicapés de la vue, ainsi que de l'influence sur ce devenir des variables endogènes et exogènes. Le pragmatisme qu'elle impose est réducteur certes, mais il a le mérite de dégager sans équivoque un certain nombre de constats pratiques, de souligner "ce qui marche" et "ce qui ne marche pas".

-1- Méthodologie
La présente étude reprend des éléments développée dans une évaluation de l'ensemble de la population prise en charge au CRFAM des Ombrages (Unitée 1 du Centre de Rééducation Fonctionnelle de Marly-le-Roi). Elle concerne une cohorte de pateints qui ont effectué, dans l'établissement, une rééducation d'une durée minimale de 11 jours, comprise entre le 1er octobre 1987 et le 17 septembre 1993 inclus.

Les déficients visuels psychotiques reçus en rééducation

Les déficients visuels psychotique sont 18 sur 250, soit 7% des personnes prises en compte dans cette étude. Leur âge moyen est celui de l'ensemble de la population (35 ans) et la durée moyenne de leur rééducation est semblable (117 jours au lieu de 120).

La répartition par sexe est un peu plus inégale pour cette population, les hommes étant deux fois plus nombreux que les femmes (12 pour 6, au lieu des 147 pour 103, précédemment constatés). Ces 18 sujets peuvent, avec toute la prudence requise, être classés en trois catégories:

Schéma 1 et 2 : Ratio hommes / femmes

Les formes de handicaps visuels de ces sujets sont significativement différentes de celles de la population globale. La proportion des non voyants et de malvoyants est exactement inversée, comme le montre les sché- -mas 3 et 4. Une inversion s'observe aussi, bien que de manière moins marquée, en ce qui concerne les origines de l'atteinte visuelle. Pour les sujets psychotiques les causes majoritaires de déficience visuelle ne sont plus les atteintes ophtalmiques mais les atteintes cérébrales (schémas 5 et 6).

Schémas 3 et 4: Comparaison des gravité des handicaps visuels

En effet, on observe chez ces sujets une augmentation très significative des cas de déficiences visuelles, en l'occurrence de cécité, consécutives à une tentative de suicide. Ces dernières sont la cause, dans un cas sur 3, du handicap visuel, alors que pour la population étudiée des sujets sans trouble psychotique, les tentatives de suicide représentent moins de 5 % des causes d'atteinte visuelle.

Or, ces tentatives de suicide ont toute été effectuées par balle et ont donc impliqué des lésions cérébrales graves dans un cas sur deux et des lésions de l'oeil ou des voies optiques dans cinq cas sur six. Les déficiences visuelles d'origine ophtalmique regroupent 7 cas de pathologies ayant librement évolué et deux cas d'atteinte ophtalmique suite à des automutilations.





Schémas 5 et 6: Comparaison des origines des handicaps visuels



Parmi ces sujets psychotiques, le nombre de non voyants et la fréquence de l'association d'une atteinte cérébrale ou générale à la déficience visuelle explique en grande partie le faible taux de réinsertion professionnelle après rééducation. 4 sujets sur 18, soit 22 %, envisagent de poursuivre une activité, alors qu'ils sont 50 % à le faire dans l'ensemble de la population. De plus sur ces quatre reprises d'activité, deux le sont en milieu protégé (C.A.T.). Il faut noter que ces sujets ont une qualification initiale à peu près identique à celle de la population de référence (même proportion d'employés, de techniciens, de cadre et de profession libérale, seuls les ouvriers sont légèrement plus nombreux, 33 % contre 22%).

Enfin, si l'on analyse les résultats de la rééducation en évaluant, en fin de prise en charge, l'autonomie effectivement acquise à partir des échelles graduées de 1 à 7 présentées plus haut; (tableau 1).

Tableau 1 Echelles d'évaluation de l'autonomie



Plusieurs constatations s'imposent (Schéma 7):

Schéma 7 : Niveaux d'autonomie obtenus en fin de rééducation
par les DV psychotiques,
comparés à ceux obtenus par l'ensemble de la population
répartie en trois sous-groupes

Si l'on tente de résumer les éléments qui se dégagent de cette étude quantitative des déficients visuels psychotiques, on note que cette population ne se distingue pas de la population de référence par son âge, la durée de sa rééducation et peu par la répartition des sexes et des origines socio-professionnelles. En revanche, elle est plus lourdement handicapée; possibilités visuelles plus réduites et pathologies associées plus fréquentes. Elle parvient en fin de rééducation fonctionnelle à une autonomie plus limitée et se montre plus difficile à réadapter. L'atteinte psychiatrique, outre les troubles psychopathologiques qu'elle comporte, a donc fréquemment pour effet d'aggraver le tableau clinique des sujets déficients visuels.





Schéma 8 : Devenir professionnel envisagé


















DISCUSSION

-1- Diagnostic et pronostic

L'aggravation dont nous venons de parler concerne des aspects ophtalmiques et neurologiques principalement. Ces aspects sont connus et déjà présent chez nombre de sujets déficients visuels sans troubles psychopathologiques. Ils sont, l'un comme l'autre, objet de prises en charge rééducatives adaptées. L'originalité et la difficulté de la rééducation des 18 sujets psychotiques ne se situent donc pas qu'à ce niveau. Elles ne sont pas nettement mises en évidence par une étude chiffrée. En effet, tout le problème des sujets handicapés de la vue psychotiques est que leur psychopathologie n'est pas un élément isolable des autres troubles, visuels ou neuropsychologiques. Les effets de la psychose ne se réduisent pas à une simple aggravation initiale du tableau clinique, mais bien à sa complication au sens médical du terme. Son influence est étendue de la personnalité du patient, à ses capacités perceptives comme à sa démarche rééducative. Déficience visuelle, psychopathologie et atteinte neurologique, pour ne prendre que ces trois aspects, déterminent la manière d'être au monde du sujet. Mais quels sont leur part respective dans les désadaptations observées? La non prise de conscience de la malvoyance nouvelle, par exemple, relève-t-elle du déni psychotique ou de l'anosognosie neuropsychologique ? La fixité du regard chez tel malvoyant est-elle à comprendre dans un tableau mélancolique classique (apragmatisme, ralentissement, amimie...), une atteinte neurologique (négligence, syndrome de Balint, perte d'auto-activation psychique ...) ou/et comme étant l'effet d'un simple déficit de compensation spontanée de l'atteinte visuelle nouvelle?

L'enjeu premier dans ce type de cas, est donc diagnostic. Quel sont les pathologies en présence? Quelles peuvent être leurs effets propres, comme leurs interactions ? En quoi peuvent-elles être réversibles et grâce à quel type de prise en charge? Ces questions, comme on peut le remarquer, sont relativement évidentes mais les réponses elles ne le sont guère. Les analyses diagnostiques des troubles psychopathologiques, comme celles des atteintes neurologiques, réalisées chacune par des équipes spécialisées différentes, sont précises mais limitées à leur domaine d'analyse. En revanche, celle des interactions entre ces atteintes et la déficience visuelle est beaucoup moins fine. En effet, les outils d'évaluation, sont fréquemment des mises en situation concrètes ou des exercices pour lesquels l'évaluation fonctionnelle est plus globale qu'analytique, par exemple; Monsieur X peut-il se déplacer sur tel type de trajet et comment?

Ce difficile diagnostic différentiel implique nécessairement un difficile pronostic de rééducation. Les résultats chiffrés que nous venons de présenter soulignent le faible niveau moyen d'autonomie atteint par ces sujets. Pour ces derniers, les problèmes et les désadaptations liés à une prise en charge moyen séjour pourront-ils être compensés par un gain d'autonomie durant la rééducation? Ce gain tiendra-t-il à terme? En effet, les chiffres précédemment cités ont une valeur fort limitée. Ils indiquent un niveau atteint, dans un cadre (la rééducation au CRFAM de Marly-Le-Roi) et à un moment donné. La stimulation y était forte et les symptômes psychopathologiques relativement bien équilibrés par le traitement et un suivi médical rapproché. Or, on sait, pour ce type de sujets, l'importance du cadre et du suivi, ainsi que les conséquences sensibles qui s'observent quand l'un ou l'autre se modifie. Que deviendra cette autonomie par la suite? Quelle transposition, quelle utilisation le sujet pourra-t-il en faire pour répondre à ses besoins personnels, sociaux et éventuellement professionnels?

Les praticiens de la rééducations fonctionnelle connaissent la nécessité d'avoir présentes à l'esprit ces interrogations au début, puis au cours de la prise en charge. Complexes, elles nécessitent du temps et de l'attention. Pourtant, en l'absence de troubles psychotiques, on dispose d'indicateurs permettant d'y répondre et ainsi d'orienter la rééducation. Ces indicateurs peuvent être par exemple, la manière dont s'est intégré le handicap à l'image de soi du sujet, l'écart existant entre la ou les déficiences objectives (atteintes physiologiques) et leur répercussions fonctionnelles pour chacun (définition subjective du handicap), l'ensemble des éléments contextuels qui soulignent, orientent, résistent ou s'opposent à son évolution fonctionnelle...
Pour les sujets qui présentent des troubles psychopathologiques sévères, ces indicateurs s'avèrent, nous semble-t-il, peu opérant.

-2- Handicaps associés, handicaps masqués

L'intégration psychologique normale de plusieurs atteintes ou déficiences est rarement automatique ni proportionnelle à la gravité de chacune d'elle. Sur le plan psychologique, l'intégration d'une atteinte nouvelle ou de plusieurs atteintes, s'effectue de façon globale. Chaque atteinte n'est pas intégrée isolément et ses incidences fonctionnelles additionnées aux autres. Au contraire, le processus d'intégration psychologique des différents handicaps associés, les recombine de manière éminemment subjective pour aboutir à la définition d'un handicap aux aspects variés, mais perçu et présenté par le sujet comme étant une unité cohérente. Il est frappant de remarquer, dans la pratique, un phénomène de "superposition masquante". Une personne atteinte de plusieurs déficiences a toujours, peu ou prou, tendance à brandir un handicap pour masquer le ou les autres. Un handicap sert à cacher les autres et à justifier des limites fonctionnelles qui ne dépendent pas de lui . Or, tout le problème est de savoir si le handicap présenté ostensiblement est le bon, c'est à dire effectivement le handicap le plus invalidant et expliquant la plupart des gênes, incapacités et dépendances du sujet. Est-ce le handicap le plus grave et donc celui qui est à prendre en charge de manière prioritaire? Pas toujours. Le handicap présenté peut fort bien n'être que le plus anodin et le moins socialement connoté. Ainsi, entre les atteintes sensorielles et les atteintes mentales par exemple, le phénomène de "superposition masquante" se fait souvent au profit des premières. La déficience visuelle ou auditive prend le pas sur la déficience mentale. De même, le handicap brandi peut fort bien être le plus aisément accessible. Nombre de déficients visuels cérébro-lésés sont sensiblement plus handicapés par des troubles neuropsychologiques résiduels (de mémoire, d'attention...) que par leur déficience visuelle qui est pourtant la plus apparente.

Le problème est donc d'analyser l'écart existant entre la conscience qu'a le sujet de ses limites ainsi que de leur origine et ce qu'il est possible d'évaluer et d'expliquer de façon objective, soit l'écart entre le handicap défini par le sujet à l'issue du travail de deuil d'une part et, d'autre part, les différentes déficiences associées, constituant le tableau clinique. Le sujet a-t-il une conscience, même diffuse, de cet écart? Connaît-il le ou les autres handicaps présents, malgré leur masquage? Si oui, quelles sont les raisons qui ont abouti à cette hiérarchisation masquante? Parmi ces raisons quelle est la part respective des données psychologiques et des données sociales? Si le handicap présenté n'est pas le bon, c'est à dire qu'il n'est ni le plus invalidant, ni à prendre en charge en priorité, le sujet est-il prêt à modifier en profondeur l'image qu'il a de lui-même? Pourra-t-il assumer au niveau psychologique, le fait d'avoir, non pas un, mais deux ou plusieurs handicaps, non pas celui habituellement désigné, mais d'autres jusqu'alors peu reconnus?

Pour les sujets psychotiques et notamment pour les sujets dont la psychopathologie comporte des éléments dissociatifs, ce phénomène de "superposition masquante" est renforcé par une adaptation fluctuante à la réalité. Selon des variables propres à chacun et parfois peu accessibles, hormis par une régulation après coup du traitement, l'humeur, le comportement et l'adaptation à la réalité changent au cours du temps. La conscience du handicap visuel comme de la maladie mentale varie de même. Pour ces sujets tout particulièrement peut se poser le paradoxe suivant; L'autonomie acquise en rééducation fonctionnelle amène la personne à conclure que "maintenant tout va bien!" Elle abandonne le traitement et les prises en charge psychiatriques soulignant pour elle le passé difficile (les décompensations), organise sa vie sur de nouvelles bases et... décompense. L'effet de "superposition masquante", joint à une difficulté d'adaptation à la réalité, vont lui faire penser que la meilleure autonomie obtenue a une valeur de compensation magique, la psychose étant masquée par le handicap visuel.

Le problème ne consiste pas uniquement à mesurer un écart entre l'évaluation subjective des handicaps et la réalité des atteintes physiologiques mais aussi à mesurer deux éléments;

-3- Spécificité de la prise en charge

Pour répondre à ces difficultés de diagnostic et de pronostic, comme pour éviter que la rééducation induise un effet iatrogène, nous avons mis en place plusieurs éléments spécifiques à la prise en charge des déficients visuels psychotiques.

Elargissement du cadre
Les compétences nécessaires au suivi des psychopathologies sont le fait des équipes de psychiatrie de l'adulte et tout particulièrement par le médecin psychiatre. Elles dépassent celles de la simple rééducation fonctionnelle. Aussi, à l'image de ce qui est réalisé pour les sujets dont l'atteinte visuelle est associée ou consécutive à une lésion cérébrale, nous faisons appel aux services d'une équipe psychiatrique ou à un psychiatre, extérieurs à l'établissement. Il s'agit généralement de l'équipe ou du médecin traitant. La différence pour les cas de psychopathologie, par rapport aux atteintes neurologiques par exemple, réside dans le fait que notre demande à leur égard ne se réduit pas à l'obtention de simples données diagnostiques et pronostiques. Il s'agit davantage d'un élargissement du cadre au sens propre, c'est à dire que nous essayons de ne recevoir en rééducation que les sujets psychotiques qui, avec leur psychiatre, ont défini un projet adaptatif global. Ce projet possède un point de départ, une série de moyens et d'étapes dont la rééducation fonctionnelle fait partie, et des objectifs à moyen ou long terme.

Notre prise en charge rééducative est donc incluse dans un projet plus large, défini par le sujet et l'équipe psychiatrique. Il est élaboré sous la responsabilité du médecin psychiatre, responsable de cette équipe. Ce dernier n'intervient pas directement dans le processus rééducatif, dont le détail relève de notre responsabilité, mais sa présence se manifeste à quatre niveaux;


Prise en charge à l'essai
Devant la difficulté d'estimer l'intérêt et la portée d'une prise en charge rééducative pour ces sujets, nous avons généralement besoin de prolonger notre temps d'évaluation. Le manque d'outils facilitant le pronostic est compensé par une démarche pragmatique d'évaluation, en situation, du comportement et des performances fonctionnelles de la personne. Pour cela, la rééducation proprement dite est précédée d'une prise en charge à l'essai. Les raisons comme la durée de ce temps préalable sont précisées au patient. Au cours de cette période, nous tentons d'évaluer quatre points déterminant la faisabilité et l'utilité d'une rééducation fonctionnelle du handicap visuel:
Pour évaluer ces différents points, il est nécessaire de disposer de temps et d'avoir un champ d'investigation large couvrant tant les activités de rééducation fonctionnelle pure comme l'ergothérapie, la psychomotricité, l'orthophonie et la kinésithérapie, que les activités adaptatives comme la maîtrise des déplacements, des activités de la vie quotidienne et de la communication. En fonction du bilan réalisé par l'ensemble de l'équipe, il est proposé, selon les cas, en fin de période d'essai, une prise en charge à plus long terme.

Objectifs et modalités
La première chose réalisée, à l'issue de cette période d'essai, est une mise en forme de ce qui va être fait durant la rééducation. Il est souligné à nouveau que ce projet de compensation d'un handicap visuel s'intègre dans un projet plus vaste, qu'il vise à atteindre tels objectifs généraux d'autonomie, mais aussi et surtout qu'il est dirigé vers tel aménagement de la vie personnelle et/ou professionnelle du sujet en fin de prise en charge.

Dès le début de notre action rééducative est posé de façon la plus concrète possible l'orientation visée; un placement, un appartement thérapeutique, un foyer, un maintien à domicile, une activité professionnelle... Le risque en effet, est que le sujet s'enlise dans une rééducation interminable, aux objectifs repoussés sans fin ni réalisme. Il est aussi de faire une rééducation "à vide", c'est à dire une démarche déconnectée de tout enjeu pratique et adaptatif, une prise en charge abstraite, en soi et non pour soi, dans laquelle le but n'est plus de s'adapter à une réalité matérielle et sociale définie, mais de réussir les exercices proposés, de rechercher davantage la difficulté théorique que l'adaptation fonctionnelle.

Ce cadrage initial implique que, ce qui ne favorise pas l'adaptation visée à terme, puisse ne pas être objet de notre travail. Il implique aussi, peut-être surtout, que la durée de la rééducation va dépendre directement des capacités de changement du sujet. Non seulement la sortie est évoquée à l'entrée mais la durée de prise en charge est conditionnée par sa réussite.
Tout cela est verbalisé au patient. Nous ne disposons pas d'outils prédictifs suffisamment fins pour déterminer la durée de rééducation. Nous entamons avec lui une prise en charge qui durera tant que des progrès fonctionnels significatifs seront possibles. Ces derniers seront peut-être très faibles et la rééducation très courte. Nous ne pouvons pas le savoir mais le sujet sait que nous ne le savons pas.

Ce pragmatisme dans la démarche et dans les objectifs est accompagnée d'une très grande attention à l'entourage du sujet. Dans l'organisation du projet de sortie, le rôle de l'entourage est parfois capital. Ce dernier a-t-il bien mesuré ce à quoi il s'engage? Evalue-t-il correctement les conséquences de la psychose comme de la déficience visuelle, aussi bien rééduquée soit-elle? Son accord pour intervenir dans la réadaptation du sujet n'est-il pas contraint? Nous avons en effet, été frappé à ce propos par deux situations fréquemment présentes;

Il est fort difficile à un tiers, surtout s'il est proche du sujet, de reconnaître qu'il n'est pas en mesure d'assumer ce qui serait le plus souhaitable pour la réadaptation de ce proche. Il est encore plus difficile, plus culpabilisant pour l'entourage d'oser nous le dire. Les proches ont-ils, à notre égard, la possibilité de formuler un refus d'assistance, de poser les limites de l'aide qu'il se sent capable d'apporter, ou même d'exprimer un doute sur ses capacités à supporter ce qui lui est demandé. Le travail de rééducation fonctionnelle est très concret. Les objectifs d'autonomie visés sont précis. Aussi, les proches peuvent-ils aisément se rendre compte, au contact de notre action, de tout ce qui n'est même pas envisagé, de ce qui ne progresse pas et donc de ce qu'il leur faudra faire avec, ou pour, le sujet déficient visuel. Ce qui était parfois redouté, repoussé, prend forme et s'impose. L'expérience nous a montré, dans un assez grand nombre de cas, le besoin qu'ont les proches de pouvoir anticiper ce que va représenter leur intervention mais aussi de se sentir écoutés et non jugés lorsqu'ils formulent un doute ou des angoisses devant les nombreuses exigences que comporte pour eux le projet réadaptatif.

Le risque pour l'équipe rééducative, est de ne pas avoir cette attention et de considérer que les proches, puisqu'ils se sont engagés à un moment donné, seront prêts en fin de rééducation, à jouer pleinement le rôle qui leur a été attribué. La réalité est plus complexe.

Travailler en lien avec les proches permet de les informer des progrès mais aussi des limites qui se font jour. Cela leur offre la possibilité, au-delà d'un discours conforme, par le biais duquel chacun fait comme si tout se déroulait idéalement, d'exprimer leurs désirs et leurs craintes et donc de définir ou de redéfinir avec nous, puis avec les intervenants psychiatriques référents, leur implication effective dans la réadaptation du sujet après sa rééducation fonctionnelle. Peut-être en feront-ils moins? Peut-être le feront-ils mieux et plus longtemps? Ignorer les limites de l'entourage semble aussi dommageable que de le contraindre ou de le culpabiliser. Un des enjeux clefs de notre intervention consiste à évaluer les possibles, dans toute leur unicité et leur complexité, sans ramener les options proposées à des cadres mécanistes ou normatifs prédéterminés.


CONCLUSION

Après cette rapide présentation des résultats et des réflexions concernant la prise en charge des adultes déficients visuels psychotiques qu'est-il possible de conclure?

Un point mérite d'être mis en évidence, même s'il paraît trivial: une rééducation fonctionnelle peut-être opérante pour aider les adultes psychotiques handicapés de la vue à mieux vivre et s'adapter. Cette prise en charge a un intérêt, une utilité. Cependant il semble que pour que cette affirmation s'impose, il faille l'accompagner de prudence et de pragmatisme. En effet, s'il est raisonnable de conseiller une rééducation fonctionnelle à ces patients, il nous semble qu'un certain nombre de conditions doivent être réunies préalablement.

La brève étude statistique que nous avons présentée, souligne l'importance de la prudence. Non seulement les moyens de prévoir la portée de notre rééducation manquent, mais on constate que: Dans ces conditions il est indispensable de se demander avant d'agir, non seulement si notre action est possible, mais encore si ce possible est capable de justifier et compenser les difficultés liées à une rééducation fonctionnelle en hospitalisation moyen séjour.

L'ensemble des remarques et constatations que nous venons de présenter doivent être nuancées principalement pour deux raisons:

Notre expérience reste courte. 18 cas en presque six ans, c'est bien peu. Juste assez pour survoler et percevoir des spécificités mais trop peu pour tester des hypothèses et ajuster au mieux des pratiques cliniques. L'adaptation de notre prise en charge aux sujets psychotiques est sans doute fortement influencée par les particularités de ces 18 sujets. Rien donc, ne permet d'affirmer que notre pratique soit généralisable.

Pour la plupart des sujets psychotiques reçus, le handicap visuel est postérieur à l'apparition des troubles psychotiques et/ou causé par eux. Les deux cas de myopie maligne évolutive qui font exception à cette règle, sont caractérisés eux aussi par une réduction tardive de l'efficience visuelle. Ce qui signifie que, lors de la prise en charge en rééducation, les troubles psychiatriques était connus. Le diagnostic était établi et l'antériorité de ces troubles évidente, même si le suivi psychiatrique ou psychothérapeutique pouvait s'être relâché. Ce qui explique la fréquence des atteintes neurologiques et des cécités totales, par T.S. ou automutilation, mais différencie notre population de celle des sujets dont la psychopathologie est secondaire ou consécutive au handicap visuel (handicap congénital ou précoce le plus souvent). Ces derniers cas, déjà remarquablement présentés par de nombreux auteurs, impliquent généralement des déficits cognitifs, perceptif et adaptatifs beaucoup plus anciens et donc sévères, que ceux que nous avons rencontrés. Notre prise en charge s'adresse à des adultes et nos constations concernant les psychotiques, ne semble pas transposable au cas des enfants déficients visuels.


Source : GRIFFON,P. La prise en charge des adultes déficients visuels psychotiques dans un centre de rééducation moyen séjour. Communication aux XXV èmes journées d'étude et de formation de l'ALFPHV 1994 (extraits)
Date de création : 1/02/94, (dernière mise à jour le 22/01/11)


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